Meubles d’argent

Les meubles d’argent de Louis XIV, une splendeur éphémère 

Une fois de plus, la conquête et le pillage de l’Amérique changent la donne en Europe. Quelques chiffres parlants : au cours du XVIe siècle, plus de 16 000 tonnes d’argent extraites des mines du Pérou et du Mexique sont acheminées vers l’Europe. En 1584, 80 % de ce qu’envoie l’Amérique à Séville correspond à des métaux précieux. Dès lors, les États européens – à commencer par l’Espagne – peuvent se permettre de transformer le métal précieux non plus seulement en pièces et lingots, mais aussi en objets du quotidien de l’élite : meubles, candélabres, et autres miroirs. En cas de nécessité, ils sont fondus, devenant argent sonnant et trébuchant.
Le chandelier que l’on voit sur ce tableau faisait partie d’une série de douze, un pour chaque exploit du héros antique. Chaque chandelier pesait 17 kg.
« C’était des torchères ou de grands guéridons de huit à neuf pieds de hauteur pour porter des flambeaux ou des girandoles, de grands vases pour mettre des orangers, et de grands brancards pour les porter où on aurait voulu, des cuvettes, des chandeliers, des miroirs, tous ouvrages dont la magnificence, l’élégance et le bon goût étaient peut-être une des choses du royaume qui donnaient une plus juste idée de la grandeur du prince qui les avait fait faire ».
Charles Perrault, Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle (à propos du mobilier d'argent de Louis XIV), 1697.

 

La mode des meubles d’argent naît en Espagne, puis se répand dans l’ensemble de l’Europe dans la seconde moitié du XVIIe siècle. En un quart de siècle – de 1664 à 1689 –, Louis XIV constitue un ensemble exceptionnel, et jusque-là inédit, de meubles d’argent. Deux cents pièces aux dimensions hors normes : des tables de 350 kg, des miroirs de 425 kg ; la balustrade séparant le lit du roi du reste de sa chambre pesait à elle seule une tonne ! Vingt tonnes d’argent occupaient le Grand Appartement du souverain. Il n’en subsiste rien. Il faut se tourner vers les natures mortes pour se faire une idée de ses objets.
Les plats d'or et d'argent étaient exposés sur des buffets à gradin dans des salons d’apparat. Outre une somptueuse vaisselle de métal, ce tableau nous montre des pièces en pierres dures (agate et jaspe) et des bols japonais (Kakiemon et Imari).
 
« La guerre est un art qui détruit tous les autres », Louis XIV
La guerre de la Ligue d’Augsbourg, opposant la France à une large coalition européenne, engendre des dépenses exorbitantes. Pour y faire face, Louis XIV envoie à la fonte l’ensemble de ses meubles d’argent en décembre 1689. En six mois, ce trésor disparaît ; vingt tonnes de métal sont fondues. Le roi espérait récupérer six millions de livres d’un mobilier qui lui en avait coûté dix. Il n’en a finalement tiré que deux.
Les pièces les plus exceptionnelles ont été réalisées dans la décennie 1670, notamment par l’orfèvre Claude Ballin (1615-1678). D’abord au service de Louis XIII, Ballin a été remarqué par Colbert et installé aux Gobelins dans la foulée.
Quelques images nous aident à nous faire une idée de ces meubles hors du commun.
Au début du règne de Louis XIV, le mobilier d’argent était itinérant et intermittent, seulement utilisé lors d’événements diplomatiques ou familiaux. Entre deux festivités, les pièces d’argent étaient rangées dans des étuis de cuir.
 Le Dauphin avait été ondoyé à sa naissance afin de lui éviter les limbes en cas de décès prématuré et n’avait été baptisé qu’à l’âge de sept ans. C’est donc un grand garçon que l’on voit penché sur les fonts baptismaux. La chapelle du château est trop exiguë pour un tel événement ; c’est donc dans la cour que se tient la cérémonie, au grand étonnement des contemporains : Plaise au ciel que ce prince, fait chrétien en dehors de l’église, la défende contre les infidèles, écrit l’ambassadeur vénitien Marc’Antonio Giustiniani. Ce dernier décrit une cérémonie époustouflante ; sur l’autel : des vases d’argent en abondance et valant des millions. Au milieu du théâtre, élevé par quelques marches, étaient disposés les fonts baptismaux en argent massif, si grands par leur diamètre et leur hauteur que plusieurs hommes les bras ouverts n’auraient pas pu en faire le tour […]. Toutes ces pièces d’argent ont été remisées après le baptême. C'était l'habitude, jusqu'à ce que la cour s'installe à Versailles.

Mai 1682 : la cour est officiellement fixée à Versailles

Dès lors, les superbes meubles d’argent sont exposés de manière permanente dans les appartements d’apparat. De la Toussaint à Pâques, le roi reçoit les lundis, mercredis et vendredis de 18 heures à 22 heures, dans l’enfilade de pièces constituant son Grand Appartement. Les invités y jouent au billard, mangent, boivent, écoutent de la musique, au milieu des meubles d’argent. L’Europe entière parle des « soirées d’appartement » comme en témoigne Mlle de Scudéry en 1684 : « J’étais à la cour de Danemark pour quelques jours, lorsqu’une des premières personnes de cette cour-là me dit, comme une chose que je devais entendre, qu’il y avait trois fois la semaine Appartement à Versailles. Je crus par ce mot nouveau en ce sens-là, qu’il se méprenait comme un étranger : cependant il se trompait seulement en ce qu’il me supposait aussi instruite que lui de ce qui se passait en France. Je m’en aperçus assez, quand par toute l’Allemagne je trouvais un bruit général de l’Appartement ».
L’éclairage est époustouflant : « Figurez-vous quel est l’éclat de cent mille bougies (…) ; je crus que tout y était embrasé, car un grand soleil au mois de juillet est moins étincelant » écrit l’abbé Boudelot en 1683. À n’en pas douter, il exagère, mais l’éclairage est, sans conteste, hors du commun. Les nombreuses bougies sont de cire blanche de grande qualité. Notre œil, habitué à la lumière électrique, peine à imaginer cette atmosphère féérique.
Les soirées d’Appartement participent grandement à la renommée de la cour de Versailles et du mobilier d’argent du Roi Soleil à travers l’Europe. Mais, en 1686, en recevant une délégation de diplomates du Siam, c’est le monde entier que Louis XIV veut impressionner.
À cette occasion, le trône est exceptionnellement installé dans la galerie des Glaces, placé sur une haute estrade. Le roi y est entouré des princes du sang. De chaque côté de la galerie, sur plusieurs rangs, se tiennent les courtisans superbement vêtus. Au centre de la galerie, sur toute sa longueur, la délégation siamoise se prosterne et dépose des cadeaux au pied du trône.

Imaginons ces meubles en argent massif

 Le Dictionnaire de l’Académie, en 1696, définit la torchère comme une « espèce de petit guéridon au fût élevé sur lequel on met un flambeau, une girandole, des bougies ». Une girandole est posée sur le guéridon. Du latin gyrare, « tourner en rond », le terme commence par désigner un faisceau de jets d’eau ou de fusées ; la girandole d’un feu d’artifice est une gerbe tournante. Dans le domaine qui nous concerne, c’est un chandelier à plusieurs branches disposé en pyramide et souvent orné de pendeloques de cristal réfléchissant la lumière. Pendant quelques années, de telles torchères en argent massif ont pris place dans les dans les Grands Appartements de Louis XIV.
Les meubles d’argent du roi de France disparaissent en 1690. De nombreuses cours européennes se lancent alors dans la constitution d’un mobilier d’argent pour preuve aujourd’hui la salle du trône du palais de Rosenborg à Copenhague : des lions d’argent massif protègent le trône du Danemark. Encore une fois, Louis XIV a donné le la.