GOLE, CUCCI, GOBELINS

Pierre Gole et Domenico Cucci, deux étrangers à Paris

Pierre Gole est hollandais, Domenico Cucci, italien. Tous deux arrivent à une vingtaine d’années à Paris, et mettent leur talent au service de l’artisanat français. Les deux – mais de manière différente – sont proches de la manufacture des Gobelins. Cucci y dirigeait un atelier de pierres dures. Pour Gole, les choses sont moins claires. Son inventaire après décès fournit la facture d’un brasseur du quartier des Gobelins en paiement de la bière qu’il lui a fournie ; on suppose donc qu’il entretenait une équipe d’artisans, au moins ponctuellement, à la manufacture. Il a dû travailler aux Gobelins à l’occasion d’importantes commandes royales tout en conservant son atelier de la rue de l’Arbre-Sec, près du Louvre, pour sa clientèle privée.
 
Le souverain – en rouge, le seul à avoir gardé son chapeau – admire les dernières créations des ateliers. Il est accompagné de son frère – Philippe d’Orléans –, de son puissant ministre Colbert et de Charles Le Brun, directeur de la manufacture. Cependant, ce sont les artisans et leurs productions qui sont ici mis à l’honneur.
 
Pierre Gole pourrait être l’homme présentant une table plaquée d’écaille de tortue rouge (à gauche) et Domenico Cucci un de ceux en train d’installer un gigantesque cabinet à colonnes torses ornées de pampres dorées sur fond bleu (à droite).

Les Gobelins, une pépinière royale

« Gobelin » est le nom d’une famille de teinturiers, installée sur les bords de la Bièvre, rivière traversant la rive gauche de Paris avant de se jeter dans la Seine. Enrichie, la famille achète terrains et maisons avant de donner son patronyme au quartier. À partir de 1662, Louis XIV charge Colbert d’acheter des bâtiments pour y installer la manufacture royale des meubles de la Couronne placée sous la direction du peintre Charles Le Brun. Des lettres patentes de 1667 officialisent sa création. Rapidement, les Gobelins deviennent un des hauts lieux de l’élaboration du style Louis XIV. Ébénistes, bronziers, lapidaires, liciers, brodeurs et autres peintres mettent leur talent au service du souverain. Une petite précision de vocabulaire : les liciers (de licium, « fil » en latin) sont les artisans qui tissent des tapisseries ou des tapis. Les tapissiers, eux, garnissent les meubles – sièges et lits – de tissus.
À la fin du règne de Louis XIV, les divers ateliers déclinent et, au XVIIIe siècle, seuls ceux de tapisserie restent ouverts, ce qui explique que « Gobelins » est, pour la plupart d’entre nous, synonyme de tapisserie. Depuis 1826, la manufacture de tapis de la Savonnerie – jusqu’alors aux pieds de la colline de Chaillot – est installée aux Gobelins. La manufacture de tapisserie de Beauvais s’y est aussi installée après le bombardement de ses ateliers en 1940. En 1989, une partie des métiers de Beauvais a rejoint la ville picarde. Dans l’enclos des Gobelins se trouvent donc aujourd’hui la manufacture de tapisserie des Gobelins, une partie de celle de Beauvais et la manufacture de tapis de la Savonnerie. À deux pas est installé le Mobilier national, héritier du Garde-Meuble de la Couronne. Depuis 1937, les trois manufactures susnommées sont rattachées au Mobilier national.
Sous l’Ancien Régime, la production des Gobelins rejoignait les résidences royales ; aujourd’hui, le principe est le même : tapis de la Savonnerie et tapisseries des Gobelins et de Beauvais décorent les édifices officiels de l’État français : Élysée, ministères, préfectures et ambassades de France.

Gole, un maître de l’ivoire :

Pierre Gole (1620-1684) est le grand ébéniste parisien de la seconde moitié du XVIIe siècle. Rapidement oublié après sa mort, ce sont les travaux récents de Theodor Herman Lunsingh Scheurleer (1911-2002) qui l’ont sorti de l’anonymat. Historien d’art néerlandais, spécialiste du mobilier et des arts décoratifs de l’époque Louis XIV, Lusingh Scheurleer s’est lancé sur les traces de son compatriote. Né en Hollande vers 1620, Gole s’installe très jeune à Paris, où il entre en apprentissage chez un menuisier en ébène, Adrien Garbandt, lui aussi hollandais. Quelques années plus tard, il épouse la fille de son maître et finit par prendre la tête de l’atelier. Dans un document daté de 1656 – il a alors 36 ans –, il est mentionné comme maître. Son atelier se situe rue de l’Arbre-Sec, près du Louvre. Il travaille pour le cardinal Mazarin et la famille royale, participant notamment à l’ameublement du pavillon de chasse de Versailles, résidence de plus en plus chère au jeune Louis XIV.
Gole a commencé par créer de grands cabinets plaqués d’ébène tel celui évoqué dans la partie consacrée au style Louis XIII, puis s’est spécialisé dans les marqueteries florales, souvent à fond d’ivoire. C’est peut-être même le seul à avoir pratiqué ce genre de marqueterie à Paris.
Ce cabinet a été réalisée pour Monsieur, frère de Louis XIV, probablement pour sa résidence parisienne du Palais Royal. Ce cabinet, de 1,25 mètre de haut, est nettement plus petit que ceux évoqués précédemment. De même, les deux grands vantaux en façade ont été supprimés : on voit directement la niche centrale et les tiroirs.

Pierre Gole, l’inventeur – peut-être pas unique – du bureau

Gole a joué un rôle de premier plan dans l’apparition vers 1670 de ce nouveau meuble, évoquée un peu plus haut.
Pierre Gole meurt en 1684. Son fils, Corneille, ne lui succède pas. À cause de la révocation de l’Édit de Nantes l’année suivante, il est contraint de quitter la France – comme environ 200 000 protestants, soit 10 à 15 % de la population réformée. Beaucoup travaillaient dans l’artisanat ou le négoce. Corneille Gole s’installe d’abord à La Haye, puis à Londres en 1689.

 

Domenico Cucci, un lapidaire virtuose 

Italien originaire de Todi en Ombrie, Domenico Cucci (avant 1640-1705) a reçu une solide formation d’ébéniste, de bronzier et de lapidaire. C’est notamment un spécialiste de la marqueterie de pierres dures, formé dans les meilleurs ateliers florentins. C'est probablement à la demande de Mazarin qu' il s’installe à Paris ; il y sera actif pendant près de 40 ans – de 1660 à 1698. Cucci intègre les Gobelins dès la création de la manufacture. Il y dirige un atelier de pierres dures. Malheureusement, aujourd’hui, il ne reste quasiment rien de son travail, à l’exception notable des moulures de bronze de la galerie des Glaces, du meuble que l’on vient d’évoquer et de deux somptueux cabinets conservés au château de Alnwick en Angleterre. La plupart de ces grands cabinets, démodés dès la fin du XVIIe siècle, ont été détruits. Cependant, leurs marqueteries de pierres dures ont parfois été démontées puis réutilisées sur de nouveaux meubles ; nous aurons l’occasion d’y revenir.

 

La marqueterie de pierres dures, une technique italienne importée aux Gobelins :

Cette technique se développe au XVIe siècle, à Rome et à Florence, sous l’influence des pavements et panneaux muraux antiques que l’on redécouvre alors tels que :
L’Italie de la Renaissance transpose cette technique sur les meubles :

Cette technique séduit l’élite européenne :

Des pierres de couleur – marbre, jaspe, améthyste, lapis-lazuli, agate, cornaline et autres – sont découpées et assemblées sur un meuble afin de former une composition réaliste : fleurs, fruits, animaux et autres emblèmes princiers. Les couleurs vives des pierres se détachent sur un fond de marbre noir. Ces meubles, à la polychromie superbe et variée, connaissent en immense succès dans les cours européennes.



Sous Louis XIV, le cabinet prend de l’ampleur et beaucoup de couleurs :

Les quatre pieds avant sont des termes – corps humains se terminant en gaines – illustrant chacun une saison. Depuis la Renaissance, cette iconographie est fréquente dans les jardins et sur les façades d’hôtels particuliers

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On peut s’interroger sur la liberté de création d’un artisan comme Cucci. Les dessins de ces grands cabinets exécutés aux Gobelins étaient donnés par Charles Le Brun laissant peu de place à l’inventivité des exécutants. En contrepartie, cette mainmise de quelques grands créateurs sur la production artistique explique l’unité des arts sous Louis XIV. La dichotomie entre l’artiste et l’artisan – entre celui qui pense la création et celui qui la réalise de ces mains – remonte à l’Antiquité. Elle subsiste même de nos jours : le designer pense un objet… qui est ensuite réalisé industriellement ou, à plus petite échelle, par des artisans.

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