Silvestre & Rousselot, une histoire de création

Sandrine Zilli, diplômée en histoire de l'art – école du Louvre

Rencontre avec Tom Silvestre, jeune ébéniste créateur, fondateur avec Élise Rousselot de SR – Silvestre & Rousselot – à Amplepuis, dans la région lyonnaise.
Présentez-nous Cathédrale, votre réalisation phare de l’année 2022, une console aux lignes pures rappelant l’élégance Art déco et dont les tiroirs sont ornés d’une rosace, transposition de la somptueuse rosace gothique de la façade de la cathédrale d’Amiens.
T.S. : Cathédrale est le fruit d’une commande qui m’a été passée par un collectionneur, membre du Rotary Club de Lyon, qui me suit depuis mes tout premiers débuts. Séduit par mon bureau Graph-Os, il m’a commandé un meuble destiné à son hall d’entrée. Il voulait pouvoir y ranger son courrier de la semaine. Comme point de départ, je lui ai demandé quel était l’objet préféré dans sa maison, il m’a désigné une petite sculpture noire texturée à la tronçonneuse, que, dans mon esprit, j’ai immédiatement associée à de l’encre de Chine sur du frêne. Je tenais mes deux matériaux : un bois que je connais bien, à la fois robuste et très décoratif – même si son veinage très noueux en rend la sculpture un peu complexe – et l’encre, que j’ai utilisée ici pour la première fois. L’idée m’est venue d’un œuf sculpté en frêne que j’ai vu dans une exposition d’artisans d’art. L’œuf avait été en partie laissé au naturel et en partie teinté à l’encre de Chine. Le contraste m’avait beaucoup plu et je l’ai repris.
 
Comment passer d’une rosace monumentale à une rosace de quelques centimètres de diamètre ?
T.S. : Le passage d’une taille à une autre se fait avec beaucoup de patience grâce à des gabarits de papier. Une fois la transposition faite, j’ai sculpté ma rosace à la gouge, puis l’ai affinée à l’aide d’outils de bijoutier.
 L’histoire de l’art est pour vous une source d’inspiration importante.
T.S. : Oui ; je le dois à un professeur d’art appliqué, Philippe Balland. En transmettant à ses élèves le goût de l’art, et surtout la compréhension des mécanismes à l’œuvre dans le processus créatif, il les amène à devenir à leur tour – s’ils le souhaitent – des créateurs. Cathédrale est une pièce inspirée du Moyen âge, mais en rien une œuvre médiévale. Au contraire, elle est profondément contemporaine. Comme tous les créateurs, Élise et moi reflétons les valeurs, les attentes de notre époque, avec notre sensibilité particulière bien sûr. Nous nous sentons très concernés par l’impact environnemental et économique de nos créations. Elles sont toutes « écolo-sourcées » : le bois que nous utilisons – chêne, érable, frêne, noyer – provient essentiellement du Jura. Nous savons où et par qui il a été coupé. Pour nos finitions nous utilisons une huile garantie écologiquement responsable. Nous voulons inscrire notre activité dans le tissu économique de notre région. Par exemple, nous projetons de concevoir des objets en série, que nous voulons produits localement – tant l’objet que son packaging.
 
Au frêne massif et à l’encre de Chine, s’ajoute le marbre de Carrare de part et d’autre de la rosace.
T.S. : Oui, je voulais une touche de matière brute, d’où ces insertions de marbre blanc réalisées par Sébastien Chapeland, un tailleur de pierre installé à Vonnas, dans l’Ain. C’est un bel exemple du genre de collaboration que nous souhaitons développer.
Que vous inspire le résultat ?
T.S. : C’est mon œuvre la plus aboutie intellectuellement et techniquement ; j’en suis fier. J’ai cherché à me mettre dans l’état d’esprit d’un artisan du Moyen Âge qui construisait quelque chose qui le dépassait et qui tendait vers la perfection. L’œuvre a peu à peu émergé : de l’idée – traduite par de nombreux dessins – au produit fini. C’est tout à fait la manière dont j’aime travailler : concevoir et réaliser une pièce unique en jouissant d’une grande liberté de création. Je remercie mon commanditaire de la confiance qu’il m’a témoignée et de la liberté qu’il m’a laissée.
 
Comment avez-vous découvert votre inclination pour le bois ?
 T.S. : Ça n’a pas été une découverte soudaine, plutôt un héritage transmis par mon grand-père qui, dès mon enfance, m’a raconté l’histoire de notre famille, très liée au bois. Un de mes grands-oncles a fondé l’entreprise L’Union Sièges à Liffol-le-Petit en Haute-Marne, qui fabriquait des bâtis de sièges de toutes les époques. Il est arrivé à un de mes arrière-grands-pères qui était charron de fabriquer des calèches entières. Travailler le bois me semblait donc une évidence et, au cours de ma formation – au total sept ans après le collège –, je n’ai jamais ressenti le même intérêt pour une autre matière. Le bois reste vivant, même une fois l’arbre coupé. Je suis l’héritier de cet artisan de village.

 

Être à la fois concepteur (designer) et fabricant a aussi été une évidence ?
T.S. : L’envie de créer m’est venue très tôt au cours de ma formation. Évidemment les premières années sont consacrées à l’acquisition des savoir-faire indispensables à toute réalisation comme la structuration d’un meuble ou les différentes techniques d’assemblage. Mais rapidement, j’ai eu envie d’autre chose : travailler le bois de mes mains bien sûr, mais aussi concevoir, expérimenter, trouver des solutions techniques – il y en a toujours, quelle que soit l’idée de départ. Il faut patienter jusqu’au BMA pour enfin aborder vraiment la création.

 

Votre entreprise a vu le jour en 2020, année étrange pour tout le monde.
T.S. : Heureusement, je ne me suis pas engagé dans cette voie seul, mais avec Élise Rousselot, également créatrice de meubles. À cause de la pandémie, tous ses chantiers avaient été repoussés, voire annulés. Moi, j’ai été licencié de l’entreprise que je venais d’intégrer. Nous avons choisi de voir l’incertitude de l’avenir comme une liberté, et nous avons fondé SR – les initiales de nos deux patronymes. Nous n’avions que peu d’économies et emprunter aurait été risqué, probablement impossible. Nous avons eu la chance d’être accueillis dans un fab-lab à Montluel (Ain), où des machines que nous ne pouvions pas nous payer étaient à notre disposition. En échange, nous formions des jeunes en décrochage scolaire ou apprenions à manipuler des machines à des particuliers adhérents du fab-lab. L’expérience a été enrichissante, mais l’épidémie a contraint ce lieu à la fermeture.
 
Et aujourd’hui, où travaillez-vous ?
T.S. : À Amplepuis, dans le Rhône, à L’Atelier, un tiers-lieu – à la fois associatif et alternatif. Nous y expérimentons de nouvelles manières de penser le territoire, notamment en ancrant notre activité dans une économie sociale et solidaire. Nous mutualisons tout et transmettons un peu de nos savoir-faire à ceux qui le souhaitent. Nous disposons ainsi de toutes les machines qui nous sont nécessaires – sans en être propriétaires. Notre activité en est forcément facilitée et nous baignons dans un microcosme d’artisans, au sein duquel les idées circulent. Nous nous sentons soutenus. En parallèle, nous disposons d’un atelier personnel de 25 m2.
 
Et dans quel état d’esprit travaillez-vous ?
T.S. : Élise et moi formons un duo d’ébénistes designers, à la fois associés et indépendants. Nous portons constamment un regard sur ce que l’autre produit. Lorsqu’un des deux bloque à cause d’une quelconque difficulté, le regard de l’autre contribue à débloquer la situation. Notre complémentarité fait notre force.
Nous travaillons chacun sur nos pièces, tout en déclinant les mêmes thématiques, par exemple l’astronomie qui nous passionne tous les deux. Stellaire, notre première collection commune, a pour sujet une explosion dans l’univers. Élise a créé Sous l’œil du Soleil et moi Big Bang.
Ce module (de 14 cm, 24 cm ou 45 cm de diamètre) peut être orné de feuilles d’or ou d’argent, de pigment bleu outremer ou de zircon.
T.S. : L’approche scientifique d’Élise lui fait créer des formes géométriques ; elle représente un fait indubitable : le soleil rayonne, apportant la lumière. Mon interprétation, plus onirique, me porte vers des formes organiques. Le point commun de notre démarche : l’introspection ; nos pièces respectives sortent de nos tripes, de notre inconscient ; une forme n’est jamais due au hasard. Pour moi par exemple, Big Bang montre l’instant, figé, après une explosion. De la déflagration naît quelque chose de positif, de même qu’une épreuve peut aboutir à un renouveau. Dans les prochains mois, nous allons renforcer l’identité visuelle de SR afin que notre patte soit immédiatement identifiable, malgré notre diversité d’interprétation. Construire un univers à deux est un travail de fond, fait de concessions – par forcément négatives – et de lentes évolutions. Nous avançons sur la voie que nous avons choisie.

 

 Comment avez-vous rencontré Élise ?
T.S. : C’est sa création de fin d’étude qui nous a réunis : Evanescere, un buffet-bibliothèque sur « le sens du vide » – thème du diplôme des métiers d’art en 2018. Elle a figé l’instant, très fugace, d’une disparition, s’appuyant sur les réflexions du réalisateur, scénariste et critique de cinéma André S. Labarthe (1938-2018). Il affirmait qu’en filmant du verre, on n’obtenait que son image, sans ressentir son existence. En revanche, quand le verre se brise à l’écran, on éprouve fortement le sentiment de sa présence. « Il aura fallu sa disparition violente pour que sa présence s’affirme. Mais trop tard ». Cette idée de figer un instant pour en montrer la puissance m’a aussi beaucoup inspiré pour ma pièce Big Bang. Élise et moi avons commencé à échanger dès lors et depuis nous construisons un parcours créatif commun.
L’année suivante, c’est moi qui ai présenté mon projet pour obtenir mon diplôme des métiers d’art, Graph-Os, sur le thème Hybride.
T.S. : C’est un grand bureau imaginé pour un graphiste ou un artiste et conçu comme un décor, modulable et démontable. Il peut accueillir deux écrans et une planche à dessin et est flanqué d’étagères et de bras articulés pour accrocher les travaux en cours. Graph-Os a été jugé hors sujet et je n’ai pas décroché mon diplôme. En revanche, il m’a permis en tâtonnant d’élaborer ma patte artistique et m’a valu le prix Félix-Rollet, décerné chaque année par le Rotary Club de Lyon à un apprenti ou un groupe d’apprentis de la SEPR (société d’enseignement professionnel du Rhône). Récompense décisive pour moi puisqu’elle n’est pas qu’honorifique, mais s’accompagne d’une aide au lancement d’activité. L’aventure a débuté !