Complètement piqué : le fol art de l’écaille à la galerie Kugel

Sandrine Zilli, diplômée en histoire de l'art – école du Louvre
Jusqu’au 8 décembre, la galerie parisienne Kugel présente une cinquantaine d’objets en écaille piquée d’or et de nacre ; tous réalisés à Naples au cours du XVIIIe siècle.
À Naples, entre 1720 et 1760, les tartarugari – ces artisans de l’écaille – atteignent des sommets de virtuosité. Certes la technique est connue ailleurs en Europe, mais seuls les Napolitains l’ont pratiquée sur des objets de grandes dimensions.

De tels objets sont étroitement liés au pouvoir, notamment à la personnalité de Charles de Bourbon – fils de Philippe V d’Espagne. Charles accède au trône de Naples en 1734. C’est le premier souverain à résider à Naples, jusque-là administrée par des vice-rois œuvrant au bénéfice exclusif de leur monarque de tutelle. La présence effective du roi à Naples change la donne : il modernise l’État en despote éclairé et s’attire la sympathie de son peuple, mais aussi l’hostilité de la papauté et de Vienne. Naples lui doit, entre autres, le palais de Caserte, la manufacture de porcelaine de Capodimonte ou l’organisation des fouilles archéologiques de Pompéi et Herculanum – qui allaient exercer une grande influence sur les arts décoratifs de la seconde moitié du XVIIIe siècle. En 1759, il devient roi d’Espagne – il succède à son frère –, laissant le trône de Naples à son fils.
L’intérieur du couvercle est orné des armes de Charles de Bourbon, roi de Naples, il date donc forcément d’après 1734.


La table de l’Ermitage, chef-d’œuvre du piqué


Techniquement remarquable, c’est aussi la seule table à avoir conservé son piètement d’origine. Le plateau est orné d’une centaine de personnages d’inspiration chinoise – couples, cavaliers – auxquels se mêlent animaux réels et fabuleux. Chinoiseries et singeries sont particulièrement à la mode dans les arts décoratifs de l’époque. Les laques importés d’Extrême-Orient constituent une source iconographique importante pour les artisans et artistes européens.
Le plateau porte le monogramme SfN pour Sarao fecit Napoli. Giuseppe et Gennaro Sarao, probablement père et fils, dirigeaient l’atelier le plus brillant, situé à deux pas du palais royal.

Cette table dit un moment de l’histoire du royaume de Naples. En effet, le dessous porte le blason des Habsbourg d’Espagne, dynastie éteinte en 1700 ; dès lors, ses armoiries étaient inusitées. On attribue leur présence sur cette table aux prétentions au trône d’Espagne de l’empereur Charles VI – Habsbourg d’Autriche. Par conséquent, cette table n’a pu être réalisée qu’au temps de la domination autrichienne sur Naples, avant 1734 – date de l’arrivée de Charles III.

L’art du piqué

Le détail du plat ovale permet d’apprécier les taches naturelles de l’écaille – provenant de carapaces de tortues marines – artificiellement teintée de rouge au revers.
La dimension des morceaux d’écaille est forcément limitée, mais différents morceaux peuvent être soudés entre eux, tant dans la largeur que dans l’épaisseur. Il faut au préalable ramollir l’écaille en la trempant dans de l’eau bouillante agrémentée d’huile d’olive. Ensuite […] prenez-la subtilement et mettez-la promptement dans le moule sous la presse, et elle prendra la forme que vous souhaiterez précise le père Plumier dans son ouvrage L’art de tourner en perfection (1749). Il précise qu’il faut que cela se passe très promptement, car pour peu que l’écaille se refroidisse on manque son coup. Il ne faut pas la presser fortement mais peu à peu. Aux mises en garde et aux adverbes utilisés, on imagine la délicatesse du travail. Puis l’artisan soude entre eux les différents morceaux d’écaille. Il nettoie les deux côtés de l’écaille à unir, les enveloppe d’un linge humide et place ce paquet entre deux platines de fer chaudes ; le tout est placé sous presse jusqu’à refroidissement. Enfin vient le piqué d’or et de nacre. Les morceaux de nacre sont, eux aussi, ramollis dans l’eau bouillante avant d’être découpés selon la forme désirée. Ils ne dépassent pas un millimètre d’épaisseur. Quant aux fils d’or, ils sont incrustés dans l’écaille suivant différents procédés.
En leur temps, ces objets ont souvent servi de cadeaux diplomatiques. Au XIXe siècle, ils ont été collectionnés avec passion, notamment par les nouveaux puissants – banquiers et hommes d’affaires – tels les Rothschild.

À lire :

Alexis Kugel, « Complètement piqué. Le fol art de l’écaille à la cour de Naples », éditions Monelle Hayot, 2018, 271 p., 65 €.
Sylvie Bommel, « Big Brothers » in Vanity Fair, n° 60, août 2018, p. 78-85.
L'écaille de tortue joue un rôle important dans la marqueterie Boulle ; consulter sur ce site la rubrique :
Boulle et Bérain

Infos pratiques :
Galerie Kugel : 25, quai Anatole-France, 75007 Paris ; l’exposition est en entrée libre du lundi au samedi de 10h30 à 19h.
Site de la galerie Kugel