Le trône de Dagobert ou comment asseoir un pouvoir

Trône de Dagobert ; Paris, Bibliothèque nationale (site Richelieu)
Ce trône se compose de différentes parties : le siège proprement dit – qui a perdu son assise –, les accotoirs richement ornés et le dossier étrangement vide – il ne l’a probablement pas toujours été.
Un meuble politique
C’est le célèbre abbé Suger qui, au 12e siècle, mentionne ce siège pour la première fois. Diplomate, conseiller royal, plusieurs fois régent du royaume de France, Suger (v. 1080-1151) a été nommé abbé de Saint-Denis à une quarantaine d’années. C’est alors une des plus prestigieuses abbayes du pays, nécropole des rois de France et lieu de conservation des regalia – instruments du sacre des souverains : couronne, sceptre, etc. À la tête de l’abbaye Saint-Denis, dont il a largement enrichi le trésor, Suger a encouragé l’éclosion de l’architecture gothique.

Calice de l’abbé Suger, sardonyx (2e ou 1er siècle avant J.C.), monture d’argent doré, pierres serties, incrustations de verre (12e siècle) ; Washington, National Gallery, collection Widener
Suger a fait enrichir une coupe de sardonyx datant de l’Antiquité d’une monture d’argent doré, de filigranes, de pierres serties et d’incrustations de pâte de verre.
Le musée du Louvre possède deux pièces majeures entrées dans le trésor de Saint-Denis à l’époque de Suger : le vase d’Aliénor et l’Aigle auquel l’abbé a donné son nom.

Aigle de Suger, vase antique, porphyre, Égypte ou Rome impériale ; monture d’orfèvrerie du 12e s. (avant 1147) ; Paris, musée du Louvre, département des objets d’art

Vase d’Aliénor, vase en cristal de roche (entre 3e et 7e s. de notre ère), monture d’orfèvrerie du 12e s. ; Paris, musée du Louvre, département des objets d’art ©Thierry Ollivier

Détail du socle du vase d’Aliénor ©Thierry Ollivier
Une inscription en latin sur la base de ce vase nous apprend que la reine de France Aliénor d’Aquitaine l’a offert à son époux Louis XII, qui l’a offert à Suger, qui lui-même l’a offert aux saints de son abbaye. Cet objet reflète la géopolitique du temps. Aliénor tenait ce vase en cristal de roche de fabrication persane – peut-être sassanide – de son grand-père le duc d’Aquitaine qui, lui, l’avait reçu d’un roi musulman de Saragosse en remerciement de son aide contre les Almoravides. Au 12e, le puissant abbé Suger l’a fait enrichir d’une monture d’orfèvrerie ornée de filigranes, de pierres précieuses et de perles.
Ce qu’écrit Suger sur le supposé trône de Dagobert participe à la « légende » de son abbaye. Il explique avoir trouvé ce siège, disloqué, dans son abbaye. Il l’aurait fait restaurer et compléter. Il précise que ce siège a appartenu à Dagobert Ier, descendant de Clovis, roi des Francs de 629 à 639 et fondateur de l’abbaye de Saint-Denis. Suger s’appuie pour cela sur un texte bien antérieur, La vie de saint Eloi, rédigé au VIIe siècle par saint Ouen, évêque de Rouen. Le roi aurait commandé un trône d’or à Éloi – le responsable de la frappe de la monnaie –, lui remettant pour ce faire la quantité de métal précieux nécessaire. Une fois l’œuvre achevée, il reste une importante quantité de métal. Honnête, Éloi ne le garde pas pour lui, il fait fondre un second trône, cette fois-ci en bronze doré… le trône de Dagobert ! Les affirmations de Suger sont invérifiables mais judicieuses. Elles rappellent l’ancienneté de son abbaye tout en soulignant les liens séculaires qu’elle entretient avec la monarchie française. Suger travaille ainsi à la gloire de son abbaye.
Une datation complexe
À l’origine, ce n’est probablement qu’un simple tabouret pliant ; une assise souple – de tissu ou de cuir – permettait de s’asseoir. Même si aucun document ne l’atteste, il est possible que le pliant remonte à Dagobert. Bien qu’officiellement dissous en 476, l’Empire romain reste pendant plusieurs siècles un modèle politique et culturel pour les rois barbares. Rien d’étonnant à ce qu’un Mérovingien du début du 7e siècle ait souhaité un siège semblable à ceux des anciens haut-dignitaires romains.

Monnaie romaine frappée sous Caligula, en 37-41 après J.C.
Sur l'avers de cette monnaie, une tête tournée vers la gauche, à l'avers, Auguste (?) est assis sur un siège curule (sella curulis).

Omer et le roi Dagobert, dans « La vie de saint Omer », enluminure, 11e s. ; Saint-Omer, bibliothèque municipale
Le roi Dagobert est assis sur un siège curule qui n’est pas sans rappeler la partie inférieure du trône conservé à la Bibliothèque nationale de France. Ce tabouret pliant pouvait être facilement transporté au gré des déplacements du souverain.
Plus tard, à l’époque carolingienne ou au temps de Suger – diverses hypothèses ont été avancées –, des pieds fixes, des accotoirs et un dossier ont été ajoutés, rendant dès lors impossibles l’ouverture et la fermeture du siège.

Détail du trône de Dagobert.
Chaque pied est agrémenté d’un protomé (partie antérieure) de félin – les motifs gravés évoquent leur pelage. Gueule ouverte, ces animaux semblent agressifs. Peut-être protègent-ils symboliquement le monarque en majesté, et au-delà de sa personne, la monarchie. Des traces de dorure sont encore bien visibles.
Nombre d’enluminures médiévales plus tardives nous montrent des lions rehaussant un trône.

« Saint-Luc », enluminure tirée de l’évangéliaire d’Ebbon, peinture sur parchemin, atelier d’enluminure d’Hautvillers, 2e quart du 9e siècle ; Épernay, Bibliothèque municipale
Des enluminures médiévales nous montrent le lion associé au trône et par conséquent au pouvoir.

« Jacques Bauchant de Saint Quentin (traducteur d’un ouvrage d’Elisabeth de Schöngau) offrant son livre au roi Charles V », atelier du Maître du Couronnement de Charles VI ; manuscrit et enluminure sur parchemin, 1372 ; Paris, BnF, département des Manuscrits
Forme et technique sont d’inspiration antique
Le bronze était fréquemment utilisé pour la fabrication de meubles et de sculptures déjà dans l’Antiquité. Toutefois, peu d’exemples sont parvenus jusqu’à nous, le bronze pouvant être refondu et ainsi réutilisé, notamment pour la fabrication d’armes. Les fouilles d’Herculanum et de Pompéi, menées à partir du XVIIIe siècle, en ont livré de nombreux exemples, protégés car oubliés. Ce trône témoigne donc de la volonté des Mérovingiens, puis des Carolingiens, de s’ancrer dans une tradition ancienne prestigieuse. L’héritage romain est évident.

Tabouret pliant, armature de fer plaquée d’argent, époque romaine ; Paris, musée du Louvre, département des antiquités grecques, étrusques et romaines ©Hervé Lewandowski