par Sandrine Zilli

Sylvaine Gorgo, formée en autodidacte à la marqueterie de pierres dures – pietre dure –, est installée à Valensole, dans les Alpes-de-Haute-Provence. Rencontre avec une lapidaire enthousiaste et confiante en l’avenir.
Avant tout, présentez-nous votre technique.
S.G. : La technique de marqueterie de pierres consiste à plaquer sur un support (généralement en pierre) des morceaux de pierres afin de créer des motifs. Ce sont des pierres fines comme le jaspe, l’agate, la cornaline, l’améthyste, le lapis-lazuli ou encore la nacre, la sodalite, le jade, l’œil-de-tigre ; ce qu’autrefois, on appelait les pierres semi-précieuses. À ces pierres fines se mêlent les marbres et les granits.
 

 

C’est une sorte de mosaïque ?
S.G. : Non. Les morceaux découpés sont collés en les ajustant les uns aux autres, sans joints, la continuité est ainsi parfaite ; c’est la grande différence visuelle entre les pietre dure et la mosaïque. Par ailleurs, la pierre n’est pas découpée de la même façon. Le mosaïste fend la pierre par percussion, il la casse ; le marqueteur scie la pierre.
En fait, la marqueterie de pierres dures s’apparente plus à la marqueterie de bois.
S.G. : Tout à fait. La matière première étant la pierre, on pense évidemment à la mosaïque, mais le rapprochement s’arrête là. En revanche, la parenté avec la marqueterie de bois est incontestable : on crée des fleurs, des rubans et autres motifs un peu à la manière des ébénistes. Comme ces derniers, nous pratiquons l’incrustation (intarsia – l’incrustation de pierres dans un support de pierre creusé) et l’assemblage (commesso – les pierres sont collées sur le support de pierre qui n’est pas creusé). Les deux techniques peuvent être associées sur une même pièce. Cependant, la marqueterie de pierres dures est un artisanat bien particulier qui a ses techniques, mais aussi ses rendus propres.
 
C’est une technique assez méconnue.
S.G. : Oui, car rare. À ma connaissance, il n’existe aujourd’hui que trois ateliers en France, dont le mien. Le public connaît mieux la mosaïque ou l’ébénisterie, des techniques plus communément pratiquées depuis des siècles sans interruption ou presque.
 
Justement, pour qu’on la connaisse un peu mieux, pouvez-vous nous décrire les principales étapes de votre travail, en commençant par le choix des pierres ?
S.G. : Mon point de départ est la couleur, qui me guide dans le choix des pierres. Je fais d’abord une première sélection, puis j’affine mes choix. Aujourd’hui, après tant d’années de pratique, je connais bien mes pierres, je sais d’avance quel rendu j’en obtiendrai. Comme la peinture, les pierres permettent de nombreux dégradés, jusqu’au trompe-l’œil. Il ne faut pas négliger la pierre de support, qui est au service du dessin. Une pierre trop veinée par exemple peut altérer la lisibilité d’une composition.
Ces oiseaux sont perchés sur une branche de marbre Levanto. Leurs ailes bleu foncé sont de lapis-lazuli, le reste de leur corps de sodalite et de granit Azul Macaubas, leurs pattes et leur bec de nacre.
Combien de pierres sont utilisées dans une marqueterie ?
S.G. : Là aussi, ça dépend de l’effet désiré. Il n’y a pas de limites, c’est même la variété des pierres qui rend le sujet vivant et crée le trompe-l’œil si séduisant.
 
Dessinez-vous votre projet ?
S.G. : j’esquisse quelques croquis des motifs que je veux réaliser, mais j’usine beaucoup plus que je ne dessine. Parfois, pour une commande précise, je dois fournir des dessins plus élaborés. Cela dit, je prends beaucoup de plaisir à dessiner depuis l’enfance – mon père dessinait et peignait –, c’est un extraordinaire moyen de stimuler son imaginaire. J’aimerais dessiner davantage au quotidien, mais je manque de temps.
 
Comment découpez-vous les pierres ?
S.G. : Je pars d’un bloc brut. Le sciage de ce bloc se fait à l’aide d’une scie spéciale qui permet de former des tranches fines, et ce, dans un bain d’huile de roche pour éviter la surchauffe. Les tranches sont à leur tour découpées à l’aide d’un archet – une branche de noisetier cintrée sur laquelle est tendu un fil d’acier. Sur ce fil, on applique un abrasif (le carborundum) pour faciliter la découpe. Et je vous épargne toutes les astuces d’atelier qu’on découvre au fil de la pratique. À la fin, la pièce est entièrement polie, soit manuellement soit à l’aide d’une polisseuse. C’est la partie longue et fastidieuse. Pour ceux à qui ça parle, c’est onze passes de grains de plus en plus fins : jusqu’à 3 000 grains – plus on monte en grain, plus le polissage se précise.
Comment collez-vous les pierres sur le support ?
S.G. : Le choix de la colle, comme celui du support, dépend des contraintes techniques. On ne peut pas utiliser de la colle à la cire d’abeille – certes parfaitement écologique – pour de l’extérieur. Il faut tenir compte des contraintes climatiques et hygrométriques que devra supporter l’objet. Si une table est conçue pour l’extérieur, la colle devra résister aux UV et aux écarts de température, et tenir compte du support. J’utilise généralement une colle polyuréthane (ou epoxy), mais précisons qu’on parle d’une production artisanale, très limitée ; l’impact sur l’environnement est très raisonné, surtout si l’on considère que les objets produits resteront pour longtemps.
 
Comment avez-vous découvert cette technique des pietre dure ?
S.G. : C’est une longue histoire. Je travaille la pierre depuis vingt-cinq ans, d’abord en amateur puis en professionnelle. J’ai commencé en réalisant des dallages de sol, de la calade décorative avec pierres gravées, polies, chanfreinées. En 2016, j’ai eu l’opportunité – impossible à refuser – de reprendre l’atelier de pietre dure de Vladislav Bebko, un artiste décédé une dizaine d’années plus tôt. Vladislav travaillait à quatre mains avec sa mère ; ensemble, ils ont par exemple fabriqué les masques du film de Jean Cocteau Le Testament d’Orphée, avec Jean Marais et Maria Casarès (1960). Il pratiquait aussi l’art des pierres dures. Depuis des années sa famille cherchait à transmettre son atelier, ses pierres, ses outils ; pas s’en débarrasser, véritablement transmettre des objets et une histoire. Elle a entendu parler de mon travail et s’est dit que j’étais peut-être la bonne personne. Je l’ai rencontrée, m’attendant à voir quelques marqueteries. Elle m’a fait visiter les lieux, et au bout de quelques minutes, on s’est mis à fureter un peu partout. Ça a été un moment émouvant, intense, vécu avec des gens d’une grande générosité.
 
Donc la transmission s’est faite naturellement ?
S.G. : Et progressivement ! Déménager un tel atelier n’a pas été chose aisée et techniquement, je suis quasiment repartie de zéro. J’ai dû tout apprendre du travail de ces pierres – du bloc d’origine au polissage –, tout en restaurant un matériel en piteux état. J’ai appris le nom des pierres au fur et à mesure que je les façonnais – pendant longtemps, j’étais même incapable de retenir le nom d’une pierre, sans l’avoir, au préalable, ressentie au bout des doigts. Petit à petit, je me suis emparée de ces savoir-faire ; et toujours avec le soutien de mes proches.
 
À la hauteur de Vladislav, un maître que vous n’avez pas connu ?
S.G. : Je porte même son tablier ; un peu grand pour moi – il mesurait presque deux mètres ! J’ai appris en faisant, en hésitant, en me trompant ; en toute liberté, mais dans la solitude, trop souvent empêchée par un sentiment d’illégitimité que peuvent éprouver les autodidactes. Mais, je m’en émancipe, je commence à être satisfaite de mon travail, ce qui n’empêche nullement les moments de découragement. Mes découragements sont réguliers mais de courte durée ; de même que mes satisfactions d’ailleurs. Quand j’achève une pièce dont je suis contente, ma joie dure dix minutes et vite la critique reprend le dessus.
 
Et vous passerez un jour le flambeau ?
S.G. : Je n’en suis pas encore là, mais le moment venu, je ferai en sorte que l’histoire de mon atelier se poursuive ; quelle que soit la démarche, elle aura du sens.
 
D’ailleurs, comment se présente votre atelier ?
S.G. : Il est rudimentaire et forcément poussiéreux, même si j’ai relégué le gros outillage à eau (qui produit beaucoup de poussière) dans une pièce fermée. Il est surtout à demi enterré – ce qui lui confère une température constante, ni trop basse l’hiver ni trop élevée pendant les canicules estivales – et entouré d’oliviers : la vue est belle !
 
Quelle est l’histoire de la marqueterie de pietre dure ?
S.G. : Cette technique est née au XVIe siècle à Rome et à Florence, puis s’est répandue hors de la péninsule. En France, elle a connu son heure de gloire sous Louis XIV, qui avait favorisé l’installation d’artisans de très haut niveau à la manufacture des Gobelins. Parmi eux, Domenico Cucci a réalisé de superbes cabinets ornés de fleurs, d’oiseaux, de rubans en pierres dures. Superbes, mais encombrants et ostentatoires, ils ne survivent pas au règne du Roi Soleil. On les démonte, tout en récupérant des « tableaux » de pierres ; certains sont réutilisés à l’époque Louis XVI. En France, la technique est peu à peu tombée dans l’oubli, sans toutefois disparaître ; elle est restée plus vivace à Florence. Voir « Gole, Cucci, les Gobelins »
Nombre de vos pièces s’inscrivent dans la tradition, mais incontestablement vous renouvelez les thématiques avec vos samouraïs aux audacieux mélanges de couleurs.
S.G. : C’est la démarche de la plupart des artisans d’art : s’emparer d’une technique, souvent ancienne, et l’adapter à l’esthétique de leur temps. Personnellement, je puise dans l’univers du manga et des animés. La thématique du guerrier asiatique m’a été inspirée par Sword of the Stranger, un animé qui se déroule dans le Japon des XVe et XVIe siècles – grande époque de la figure du samouraï – et par Mo Dao Zu Shi, un animé chinois. Je suis aussi très touchée par les miniatures persanes. Cela dit, je ne rejette pas les motifs traditionnels. Récemment j’ai traité le sujet des oiseaux – thème que j’avais longtemps évité, car c’est un classique des superbes marqueteries de pierres dures des XVIe et XVIIe siècles. Comme nombre d’artisans d’art, je suis entre tradition et innovation.
 
Quel est le ressenti des gens face à votre travail ?
S.G. : La pietra dura laisse rarement insensible. Il faut souvent un moment aux gens pour comprendre qu’il s’agit bien de pierres. La finesse du travail, la diversité des couleurs surprennent, ainsi que le toucher lisse, plat.
 
Pour qui travaillez-vous ?
S.G. : Je ne produis que des pièces uniques, à la commande, pour des décorateurs et ponctuellement pour des particuliers. On me commande souvent des tables, que j’ai plaisir à réaliser. J’aimerais intégrer mes créations sur d’autres meubles – bureaux, consoles, lampes, etc. Ça ne se fait pas encore, ou alors de manière marginale ; c’est une voie pour les années à venir. Je travaille aussi pour moi, sans autres contraintes que techniques, et ces créations « libres » trouvent acquéreur par la suite. J’essaie d’atteindre un équilibre entre pièces de commandes et œuvres personnelles. Parfois le commanditaire me laisse toute latitude ; dans un tel cas, la commande rejoint la création personnelle, et c’est une réelle satisfaction pour la créative hyper exigeante que je suis !
Pour en savoir plus, suivez Sylvaine Gorgo sur : Intagram, LinkedIn