Les meubles dans la peinture de Vilhelm Hammershøi

Sandrine Zilli, diplômée en histoire de l'art – école du Louvre

En 2019, le musée Jacquemard-André a exposé une quarantaine d’œuvres de Wilhelm Hammershøi, figure de proue de la peinture danoise au tournant des XIXe et XXe siècles. Son sujet de prédilection : son appartement.

 

Entre quiétude et inquiétude

Homme discret, voire taciturne, Hammershøi (1864-1916) a mené une vie repliée sur sa famille et ses amis, ne laissant filtrer que peu d’informations personnelles. Ce qui frappe d’emblée devant ses toiles, empreintes d’austérité luthérienne, c’est la solitude des personnages, même lorsqu’ils sont plusieurs.

 

Tout est étrange dans ce grand format, qui a d’ailleurs suscité l’incompréhension. Cinq hommes – amis de Hammershøi – sont rassemblés autour d’une longue table recouverte d’une nappe que l’on pourrait confondre avec un cercueil. La pose décontractée du personnage de droite semble inappropriée à la situation. La bougie, qui habituellement rend des reflets cuivrés, donne ici un éclairage froid, contribuant à l’ambiance funèbre de la scène.

 

Même sentiment de solitude intérieure chez ces trois jeunes femmes : Ida – épouse et principal modèle du peintre – entourée de ses deux belles-sœurs. Une est absorbée par sa lecture, les deux autres par leurs pensées. Comme souvent, Hammertashøi mêle à la représentation d’un intérieur la notion d’intériorité.

 

Une vie sans heurt

Hammershøi naît en 1864, année où le Danemark est amputé d’une partie de son territoire à la suite de la guerre des Deux-Duchés. Le pays se recroqueville. Pour certains, les intérieurs de Hammershøi illustrent ce repliement, cette propension des Danois à aménager confortablement leur foyer pour s’y isoler. Le peintre appliquerait à sa façon le concept du hygge – cocooning à la danoise – que nous vantent les magazines de bien-être et de décoration. Notons qu’il a aussi réalisé des paysages – plutôt désolés – et des vues de Copenhague – toujours désertes.

Ida au fichu blanc, penchée à une fenêtre, de même que la porte ouverte sur un salon bourgeois bien ordonné sont d’évidentes références aux maîtres hollandais du XVIIe siècle. Hammershøi connaissait bien l’histoire de l’art – sa bibliothèque en témoigne –, il a voyagé aux Pays-Bas, en Allemagne, en Angleterre, en France, en Italie et visité les musées.



Dix ans au 30 Strandgade

En 1898, Hammershøi s’installe au premier étage d’un vieil immeuble de brique du centre de Copenhague. On pourrait croire que regarder ses toiles c’est comme entrer dans cet appartement. Au vu des photographies, ce n’est pas tout à fait vrai. Elles nous montrent un décor plus chargé. Hammertashøi épure son intérieur, fuyant le pittoresque à l’instar justement d’un Vermeer ou d’un Peter de Hooch. Reste l’essentiel de la peinture : les lignes, les couleurs, la lumière.

 

Même coin de pièce, même mobilier, même jeune femme. L’action est anodine, la mise en page et le traitement de la lumière, remarquables. Sur le tableau de gauche, Ida nous tourne le dos, robe noire et chevelure sombre ; entre les deux, sa nuque blanche attire l’œil du spectateur. Un léger trait blanc borde sa robe noire, laissant deviner un tablier blanc qui, sur le tableau de droite, se confond avec les portes. La lumière donne des teintes chaudes à la table d’acajou et des reflets métalliques au poêle – dissimulé par la porte ouverte sur un des tableaux.

 

Le cadrage serré sur Ida tournée vers le mur renforce le sentiment d’enfermement et d’ennui. La jeune femme rappelle Nora, l’héroïne d’Une Maison de poupée du dramaturge norvégien Henrik Ibsen (1828-1906).

 

La palette de Hammershøi, certes restreinte, est d’une grande subtilité. La blancheur mate de la nuque d’Ida fait écho à celle, éclatante, du plat posé sur une nappe d’un rouge sourd. Quant à sa touche, elle varie considérablement d’une œuvre à l’autre : nerveusement brossée, frémissante sur « Intérieur avec une chaise Windsor » ou lisse, plus achevée, dans le superbe « Rayon de soleil dans le salon ».

 

Apprécié et collectionné de son vivant, Hammershøi est rapidement oublié après sa mort (1916), à cause de la guerre bien sûr, mais aussi peut-être parce qu’on attendait d’autres audaces d’un contemporain du cubisme, du fauvisme et de l’abstraction. Redécouvert dans les années 1980 d’abord au Danemark, un peu plus tard en France, il est aujourd’hui considéré comme un des grands maîtres de la peinture scandinave. Par conséquent, sa cote atteint des sommets ; en octobre dernier, le Getty Museum de Los Angeles a acquis « Intérieur au chevalet, Bedgrave 25 » pour un peu plus de cinq millions de dollars.

 

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