Fusterlandia, une entreprise artistique à La Havane

Sandrine Zilli, diplômée en histoire de l'art – école du Louvre
Jaimanitas, sur la côte à une quinzaine de kilomètres à l’ouest du centre de La Havane. Compte tenu de l’état des transports cubains, c’est loin. Cependant, la Casa Fuster est une attraction touristique majeure de la capitale cubaine. Les cars de tourisme y font halte, l’encombrement des rues de ce quartier est donc un bon indicateur de la fréquentation touristique de La Havane, fluctuante au gré des caprices météorologiques et politiques.
Il y a une trentaine d’années, José Rodríguez Fuster – peintre et céramiste – s’installe dans une modeste maison de bois, qu’il commence à orner de céramique. Peu avant, il avait voyagé en Europe, visité des lieux inspirants : le parc Güell à Barcelone – la référence est évidente – mais aussi Târgu Jiu en Roumanie, la ville de Brancusi. Et peu à peu, il a laissé libre cours à son potentiel artistique :

« Les voisins sont mes complices » :

Aujourd’hui, les compositions de Fuster se déploient sur les murs, les toits, les jardins d’environ quatre-vingts maisons du quartier en un véritable foisonnement de formes et de couleurs. En cela, c’est un projet collectif – chacun est invité à y participer s’il en a envie – et en constante évolution. Fuster investit à Jaimanitas une partie de l’argent rapporté par la vente de ses toiles à l’étranger.
Au départ, il n’y a aucune conception d’ensemble. Fuster commence par sa propre maison, puis offre à une voisine, dont la fille s’appelle Diana, un dessus-de-porte disant « princesa Diana ». La voisine d’à côté dit « et moi, alors ? ». Elle est d’origine chinoise ; Fuster orne sa porte de pseudo-idéogrammes surmontés d’une main jaune. C’est le début de la métamorphose 
– esthétique et économique – du quartier.
On est alors au milieu des années 1990, en plein periodo especial, les années funestes qui suivent l’effondrement du bloc soviétique dont l’île dépendait presque intégralement. Cuba plonge dans la misère, les Cubains apprennent à survivre. Ils élèvent poules et cochons chez eux, ne se déplacent plus qu'à pied ou à vélo. Fidel l’a décidé : l’île ne suivra pas l’exemple des pays frères, elle restera communiste. Parmi les nouvelles options économiques : renouer avec le tourisme, qui avait quasiment disparu après le triomphe de la révolution castriste. Sous la houlette de Fuster, Jaimanitas a, en quelque sorte, inventé sa solution au désastre économique.

Un bel hommage à la diversité cubaine :

C’est l’histoire de Cuba, dans toutes ses composantes culturelles et ethniques, entre divinités africaines et saints catholiques, qui se déploie sur les murs du quartier.
La santería – religion afro-cubaine – a assimilé les saints catholiques aux divinités africaines, ou vice versa. Originaires principalement de l’actuel Nigeria, les Yoroubas ont été déportés en masse vers l’Amérique. Leurs croyances ont imprégné la culture populaire cubaine.
Au début du XVIIe siècle, près de Santiago de Cuba, trois esclaves – un Noir et deux « Indiens » travaillant dans des mines de cuivre – naviguent sur une barque. Apercevant quelque chose flottant sur la mer, ils s’approchent : c’est la Vierge et son Enfant. Un lieu de culte est bientôt édifié non loin. En 1916, le pape proclame la Virgen de la Caridad del Cobre sainte patronne de Cuba – elle avait été particulièrement invoquée pendant la guerre d’indépendance contre l’Espagne. La Caridad del Cobre est associée à Ochún, esprit de la Féminité. Dans la tradition occidentale, le manteau de la Vierge est bleu – couleur du ciel –, celui de la Caridad del Cobre est jaune : la couleur d’Ochún !
Protecteur des faibles et des malades, saint Lazare fait également l’objet d’une grande dévotion sur l’île. C’est un mélange de l’ami de Jésus – le premier ressuscité – et d’un pauvre lépreux abandonné de tous sauf de son chien. Il est assimilé à Babalú Ayé, orisha – esprit yorouba – des maladies et de la mort.
Dans l’iconographie catholique traditionnelle, la jeune martyre est souvent figurée tenant une coupe. La santería l’a associée à Changó, dieu du tonnerre et de la virilité – d’où l’épée – et dont la couleur est le rouge.

Promenade dans les rues de Jamaitas :

Un tel projet ne peut être mené qu’en accord avec l’idéologie officielle, d’où les hommages – sincères ou de raison – à la cause révolutionnaire :
En juillet 1953, Fidel et ses partisans attaquent des casernes à Santiago de Cuba et Bayamo. C’est un échec militaire – des dizaines de rebelles sont exécutés – mais une victoire psychologique. Fidel est condamné, mais s’impose comme le leader de l’opposition à Batista. Il passe deux ans en prison avant d’être libéré sur ordre du dictateur. Il s’exile alors au Mexique, où il rencontre Ernesto Guevara. Le 2 décembre 1956, ils débarquent à Cuba : Fidel et Raoul en tête, le Che et l’autre grand héros de l’épopée révolutionnaire, beaucoup moins connu hors de l’île, Camilo Cienfuegos – celui qui porte un chapeau sur cette composition murale. Cienfuegos a disparu quelques mois après le triomphe de la révolution. Son avion, probablement en mauvais état, s’est abîmé en mer. Aucun débris n’a été retrouvé et les circonstances de sa mort n’ont jamais été élucidées.
Granma a donné son nom au journal officiel du parti communiste cubain – parti unique. Sur l’île, la pensée l’est tout autant et la liberté d’expression plus que restreinte. Les artistes peuvent payer cher toute critique d’un régime à bout de souffle, a fortiori le Cubain lambda.
Fusterlandia, quartier de Jaimanitas, au-delà de la Marina Hemingway (en venant du centre de La Havane).

Ouvrages consultés :

William Navarrete, Dictionnaire insolite de Cuba, éd. Cosmopole, 2014
Emmanuel Vincenot, Histoire de La Havane, Fayard, 2016.

Les visites de Fabienne, blog consacré à Cuba : http://www.blogexpat.com/fr/dir/cuba/la-havane/blog/visitesfabienne.org/wordpress/