Marguerite de Habsbourg, femme d’État et mécène
Sandrine Zilli
sandrine@histoiredumobilier.com
Éphémère reine de France, tout aussi éphémère infante d’Espagne, duchesse de Savoie puis régente des Pays-Bas. Répudiée par son premier époux à onze ans, veuve du deuxième à dix-sept et du troisième à vingt-quatre. Zoom sur la vie de Marguerite de Habsbourg – aussi dite d’Autriche – femme d’État et brillante mécène qui nous a laissé le monastère de Brou à Bourg-en-Bresse (Ain), chef-d’œuvre du gothique flamboyant.
Fortune Infortune Fort Une, « La Fortune importune fort une femme »
Telle est la devise de Marguerite ! Par « fortune », il faut entendre « destin, hasard ». Si cette devise latine est sujette à diverses interprétations, il est sûr que la fortune et ses revers ne l’ont guère épargnée.
1480. Marguerite naît à Bruxelles de l’union de Maximilien de Habsbourg et Marie de Bourgogne. Habsbourg et Bourgogne comptent parmi les plus prestigieuses maisons de la fin du Moyen Âge. À deux ans, elle perd sa mère. À trois ans, elle est promise au dauphin – futur Charles VIII – et part vivre à la cour de France, à Amboise. Elle en a onze lorsque le pape annule cette union, qui évidemment n’avait pas été consommée. La France vient d’annexer la Bretagne, ce qui suppose le mariage de Charles VIII et de la duchesse bretonne Anne. Les jeunes princesses sont alors des pions sur l’échiquier politique.

Jean Hey dit le Maître de Moulins, « Marguerite de Habsbourg à une dizaine d’années », huile sur panneau de chêne, vers 1490 ; New York, The Metropolitan Museum of Art, collection Robert Lehman
Marguerite pose dans la galerie extérieure d’un château. Son visage se détache sur un pilastre qui sépare en deux le paysage de l'arrière-plan. Plusieurs éléments évoquent la situation matrimoniale de la jeune fille, alors fiancée au Dauphin, et les vertus que ses contemporains attendent d’une reine. Son collier est orné d’une fleur de lys – symbole de la royauté française – et d’un pélican dont on distingue nettement le long cou blanc. On accordait à cet oiseau la capacité de se sacrifier pour nourrir ses petits, en s’ouvrant les entrailles, ce qui en faisait le symbole de la charité.
1495. Marguerite épouse par procuration Don Juan, fils des Rois Catholiques, puis le rejoint en Espagne quelques mois plus tard. Lors du voyage vers son nouveau pays, le bateau affronte une terrible tempête qui terrorise les passagers. Marguerite fait alors preuve de courage et d’humour en improvisant ces vers :
Ci-gît Margot, la gente demoiselle,
Qu’eut deux maris et si (pourtant) mourut pucelle.
Le navire arrive finalement à bon port. Cette union, qui scelle l’alliance de l’Autriche et de l’Espagne contre la France, est harmonieuse – les jeunes gens se plaisent et s’entendent –, mais éphémère. De santé fragile, Don Juan meurt quelques mois après l’arrivée en Castille de sa jeune épouse.
1501. Marguerite épouse Philibert de Savoie et devient duchesse de cet État. Rattaché au Saint-Empire romain germanique, mais gravitant dans l’orbite de la France, le duché de Savoie s’étend de la Bresse à Genève au nord et de Nice au Piémont au sud. C’est loin d’être une mésalliance pour Marguerite. Le duché de Savoie est la « porte des Alpes » ; au temps des guerres d’Italie, il joue donc un rôle stratégique. Tout jeune, Philibert a participé à la campagne de Naples de Charles VIII, puis à l’expédition de Louis XII à Milan.

Conrad Meit, « Philibert et Marguerite », noyer, vers 1520 ; Londres, British Museum © The Trustees of the British Museum
Philibert et Marguerite se sont connus enfants au château d’Amboise où ils ont tous les deux grandi. Philibert se désintéresse de l’administration de son duché qu’il a confiée à son demi-frère, René de Savoie, enfant illégitime, âpre au gain et détesté de tous. Marguerite l’évince sans mal. L’exercice du pouvoir plaît à cette jeune duchesse, qui suit le modèle de deux femmes fortes qu’elle a personnellement connues : Anne de Beaujeu en France et Isabelle de Castille en Espagne.
Marguerite et Philibert mènent une vie heureuse, mais après trois ans de bonheur, Philibert meurt subitement. En nage à la suite d’une partie de chasse, il aurait bu de l’eau glacée et serait tombé malade.

Bernard van Orlay, « Marguerite d’Autriche », vers 1520 ; monastère de Brou
Inconsolable, Marguerite fait couper sa chevelure et apparaît désormais sur ses portraits en tenue de veuve : une coiffe et une guimpe blanches tranchant sur une robe sombre. Un voile de gaz couvre son front. Il existe divers exemplaires de ce portrait, avec quelques variantes dans la disposition des mains.
Marguerite ne se remariera pas.
Un monastère en souvenir d’un grand amour
Marguerite décide de reconstruire le petit prieuré de Brou, près de Bourg-en-Bresse, en mémoire de son époux regretté.
1506. La première pierre du monastère est posée durant l’été. Quelques mois plus tard cependant, Marguerite quitte définitivement la Savoie. Entretemps son frère Philippe de Habsbourg, qui était régent des Pays-Bas, est mort. Il laisse une veuve désemparée, Jeanne la Folle, et six enfants en bas âge, placés sous la tutelle de leur grand-père, l’empereur Maximilien Ier. Ce dernier donne ordre à sa fille Marguerite de rejoindre les Pays-Bas, dont elle deviendra la régente. Elle prend en charge l’éducation de certains de ses neveux. L’aîné, qui n’a que six ans, est le futur Charles Quint.
C’est à distance que Marguerite suivra le chantier de Brou.
Femme de pouvoir, femme de goût
Ses contemporains ont remarqué son intelligence et son sens politique. À la tête des Pays-Bas – qui à l’époque comprennent l’actuelle Belgique –, elle s’impose comme une excellente administratrice et une fine diplomate. C’est sous sa régence que naît le protestantisme, qui se répand vite aux Pays-Bas. Sensible aux idées humanistes – c’est une contemporaine d’Érasme de Rotterdam –, Marguerite semble avoir été plutôt indifférente à « ces querelles de moines ». C’est à la demande de Charles Quint qu’elle engagera des persécutions religieuses. Avec ses voisins, elle maintient la paix. Elle signe par exemple avec le roi Henri VIII d’Angleterre un traité de paix très avantageux pour les Pays-Bas.
1519. Le père de Marguerite, l’empereur Maximilien Ier meurt. Un nouvel empereur doit être élu. En lice : François Ier de France et Charles, duc de Bourgogne et roi d’Espagne. Marguerite n’est pas pour rien dans l’élection de son neveu, qui devient l’empereur Charles Quint. L’élection coûte cher, Marguerite s’était assuré le soutien des Fugger, famille de puissants banquiers allemands.
1529. Louise de Savoie et Marguerite de Habsbourg négocient à Cambrai un traité de réconciliation entre François Ier et Charles Quint, traité surnommé la Paix des Dames. Elles défendent les intérêts respectivement de leur fils et de leur neveu. Les deux femmes se connaissent depuis l’enfance et s’estiment. Elles sont même belles-sœurs – Louise est la sœur de Philibert.
1530. Marguerite a cinquante ans. Sa santé décline. Elle s’éteint dans son palais de Malines.
À la cour de Malines
La résidence principale de Marguerite aux Pays-Bas est le palais de Savoie à Malines, qu’elle fait agrandir et richement aménager. Brillante, la cour de Marguerite réunit les grandes familles flamandes, bourguignonnes et savoyardes.

Palais de Marguerite à Malines (actuelle Belgique)

Maître de 1499, « Marguerite en prière devant la Vierge à l’Enfant », dytique, huile sur bois ; Gand, musée des Beaux-Arts
Marguerite est ici représentée dans ses appartements privés, agenouillée sur un tapis aux couleurs de la Savoie. À ses pieds : un chien, symbole de fidélité, et un singe enchaîné, évocation de la victoire de la vertu sur le vice.
La chambre est richement meublée. Une haute cheminée accueille une belle flambée. Sur un dressoir, meuble de rangement caractéristique de la fin du Moyen Âge, sont posées diverses bouteilles de verre. Le livre de prières de Marguerite est posé sur un coussin reposant sur un meuble entièrement dissimulé par une somptueuse étoffe.

« Le mois de mai » dans le manuscrit « Les Très Riches Heures du duc de Berry », enluminure sur parchemin, vers 1415 ; château de Chantilly (Oise)
À la mort de Marguerite, sa « librairie », ce qu’on appelle aujourd’hui une bibliothèque, comprend près de quatre cents volumes parmi lesquels de somptueux manuscrits enluminés. Citons Les Très Riches Heures du duc de Berry ou L’Apocalypse figurée des ducs de Savoie, conservés respectivement au château de Chantilly et à la bibliothèque de l’Escorial. Dans sa collection de tableaux se trouvaient, entre autres chefs-d’œuvre, Les époux Arnolfini, portrait réalisé par Jan van Eyck une soixante d’années plus tôt.

Jan van Eyck, « Les époux Arnolfini », huile sur bois, 1434 ; Londres, The National Gallery
Fille et tante d’empereur, politique avertie et brillante mécène, comment expliquer que Marguerite de Habsbourg ne soit pas connue de tous les Français ? Sa renommée a probablement été éclipsée par celle de son neveu Charles Quint sur les terres duquel le soleil ne se couchait jamais. Par ailleurs, son destin s’inscrit davantage dans l’histoire des Flandres et du duché de Savoie. Le monastère de Brou demeure pour nous rappeler son destin hors norme.
Prochain article : Brou, chef-d’œuvre flamand en Bresse
Ouvrages consultés pour écrire cet article :
Simone Bertière, « Les reines au temps des Valois », tome 1 : Le beau XVIe siècle, Le livre de poche, 1994
Marie-France Poiret, « Le monastère de Brou, le chef d’œuvre d’une fille d’empereur », CRNS éditions, 1994
Marie-France Poiret, « Le monastère de Brou », guide Itinéraires du patrimoine, éditions du patrimoine, 2000
Primitifs flamands. Trésors de Marguerite d'Autriche est une exposition du 8 mai au 26 août 2018 au monastère royal de Brou de Bourg-en-Bresse

