par Sandrine Zilli
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La marqueterie de paille, de l’oubli au triomphe

Très en vogue à l’époque Art déco (l’entre-deux-guerres), la marqueterie de paille est ensuite tombée dans l’oubli, jusqu’à ce que Lison de Caunes la remette au goût du jour à partir des années 1970. Depuis, de nombreux créateurs se sont emparés de cette technique aux possibilités esthétiques infinies.
Valentin s’est initié à la marqueterie de paille lors de sa formation d’ébéniste au lycée des métiers d’art de Saint-Quentin (Aisne), puis a parfait sa pratique en autodidacte. Dans son atelier ouvert à Laon en 2019, il pratique la marqueterie de bois, de paille et de diverses autres matières – métal, nacre ou encore cuir –, créant meubles, bijoux et décors muraux.

Une matière première rustique

La paille désigne la tige de céréale une fois dépouillée de ses grains. Elle est donc de blé, d’orge, d’avoine, de seigle ou encore de riz. C’est la paille de seigle – plus longue que celle des autres céréales – qui est choisie pour le rempaillage des chaises, la couverture en chaume des toits et la marqueterie.
Stéphanie Trolez de l’atelier Lasto relève le défi de l’éco-responsabilité en produisant elle-même chaque année 25 kg de seigle, dans le Poitou. Un ami agriculteur sème le seigle dans un de ses champs, puis Stéphanie le coupe et le met en fagots, qu’elle suspend sous abri pour les laisser sécher quelques mois. Enfin, elle recoupe les tiges pour obtenir des brins qu’elle teint, exclusivement à l’aide de teintures naturelles. « J’utilise des plantes locales comme la feuille de noyer pour obtenir du beige, la fougère qui donne un jaune flamboyant, la noix de galle ou le bois de campêche pour le noir. Pour d’autres couleurs, j’achète des extraits de teintures bio auprès de fournisseurs français, par exemple de la poudre de racine de garance pour le rouge ». Ses teintures naturelles sont lumineuses et résistantes même si son nuancier a ses limites : « Jusqu’à maintenant, je n’ai pas réussi à teindre ma paille en bleu, car le pH de l’indigo, trop acide, détruit la fibre du seigle, mais je poursuis mes expérimentations ». Dans le même esprit de responsabilité, Stéphanie pratique l’up-cycling, elle répare de vieux meubles et leur donne une nouvelle apparence en les marquetant de paille.

Une technique simple

Le matériel nécessaire au travail de la paille est restreint : un plioir, un tapis de découpe, un scalpel, dont la lame très fine permet une découpe très précise. Le marqueteur fend à l’ongle chaque brin de paille sur toute sa longueur, puis l’aplatit à l’aide d’un plioir. Le côté extérieur de la paille est brillant grâce à la silice naturelle qui la recouvre et la protège ; la partie intérieure ne l’est pas. C’est cette dernière qui sera collée sur le support. Le sens de la pose donne à la fois le motif et les reflets, qui sont d’une grande variété. Les pailles sont collées bord à bord, jamais superposées… encore que, presque tout est possible ! Entre autres innovations, l’ébéniste Marine Fouquet, co-fondatrice avec Hervé Morin de l’atelier Maonia, a mis au point la technique multicouche. Elle superpose diverses couches de paille de couleurs différentes.

Un art populaire aujourd’hui associé au luxe

Cette marqueterie est un art des campagnes, là où la paille abondait ; elle a longtemps été considérée comme la marqueterie du pauvre, loin de la noblesse de la marqueterie de bois exotiques. Or, ses effets n’ont rien à envier à ceux du bois.
Les plus anciens objets marquetés de paille encore conservés remontent au 17e siècle ; il s’agit de petits objets utilitaires : coffrets, boîtes, écritoires, petits cabinets. Au 18e siècle, la paille orne des meubles d’une grande élégance ; elle s’associe parfois au vernis Martin (imitation de la laque orientale). La technique devait cependant être pratiquée bien avant, dans toutes les campagnes d’Europe et d’ailleurs.
Ce petit cabinet s'ouvre par deux vantaux sur plusieurs tiroirs, tous marquetés de paille. Sa forme reprend celle des grands cabinets du 17e siècle qui ont accompagné la naissance de l'ébénisterie.
C’est l’art déco qui va donner ses lettres de noblesse à la marqueterie de paille – que des artisans continuaient à pratiquer, notamment les fabricants de papier peint du faubourg Saint-Antoine qui collaient la paille sur du papier qu’ils vendaient en rouleaux. C’est d’abord Jean-Michel Franck (1895-1941), puis André Groult (1884-1966) qui vont parer meubles et murs de paille. Après la Seconde Guerre mondiale, Jean Royère (1901-1981) reprendra le flambeau.

La renaissance grâce à Lison de Caunes

Au mitan des années 1970, Lison de Caunes redécouvre les matériaux chers à la période art déco. Petite-fille d’André Groult, elle a grandi au milieu d’objets marquetés de paille, gainés de parchemin ou de galuchat ou laqué à la coquille d’œuf. Elle démonte des marqueteries pour en comprendre le processus créatif ; à l’époque, c’était l’unique manière d’apprendre puisque plus personne ne pratiquait cette technique. Peu à peu, ses goûts la portent plus particulièrement vers la marqueterie de paille et elle propose aux antiquaires ses services de restauratrice. En 1992, elle réunit trois cents objets en marqueterie de paille à la bibliothèque Forney, exposition qui contribue à la faire connaître comme restauratrice.
Si elle apprend le métier en restaurant, comme tout artisan de talent, elle crée, elle innove. Et peu à peu, la création prend le pas sur la restauration. En quelques décennies, Lison de Caunes a à la fois ressuscité un savoir-faire et créé un marché.
Devenue maître d’art en 1998, Lison de Caunes a transmis son savoir-faire à Valérie Colas des Francs qui, en 2004, a ouvert son propre atelier à Nemours (Seine-et-Marne). Valérie a été la première à associer la marqueterie de paille à la haute couture et au bijou.
« Contrairement à d’autres marqueteurs de paille, je n’étais pas ébéniste de formation. J’ai appris la marqueterie de paille en restaurant des objets anciens – boîtes à tabac à chiquer ou à billets doux –, donc je ne l’associais pas particulièrement au mobilier. En restaurant j’ai assimilé les différentes techniques anciennes comme le gaufrage de la paille, qui au 18e siècle se pratiquait à l’aide de moules. Aujourd’hui je revisite ces procédés, je gaufre la paille et la propose en lés, prête à être plaquée sur différents supports. Travailler la paille en volume est intéressant, car cette matière joue avec la lumière favorisant les illusions d’optique : l’œil voit du relief là où il y a du creux, et ce, grâce à la lumière », nous explique-t-elle.
Divers ébénistes ont contribué au succès actuel de la marqueterie. La maison Jallu, fondé en 2006 par Yann et Sandra Jallu, produit des meubles sur mesure aux lignes épurées, alliance du design et d’une parfaite maîtrise technique. Yann Jallu est ébéniste compagnon du Devoir, Sandra Scolnik-Jallu, artiste peintre new-yorkaise reconnue, devenue directrice artistique et principale designer de l’entreprise. Les ateliers Jallu, installés à Bazouges-la-Pérouse (près de Rennes), utilisent parfois le laser afin d’obtenir une découpe parfaite de la paille. Ils ont la capacité de mobiliser une équipe d’une douzaine de marqueteurs de paille lors de gros chantiers.
 

 

 

Formée à l’ébénisterie à l’école Boulle, Manon Bouvier découvre la marqueterie de paille à l’occasion d’un stage de fin d’études auprès de Marine Fouquet de l’atelier Maonia. Dans la foulée, elle crée son atelier, Paelis, en 2016 ; elle a alors 23 ans. « Bien trop jeune pour être crédible », constate-t-elle. « Je me suis donc lancée dans le concours du meilleur ouvrier de France (MOF), titre que j’ai décroché en 2019 ; une aventure exigeante physiquement et psychologiquement, mais qui m’a donné plus d’assurance et a inspiré confiance à mes clients ». Depuis, l’atelier lyonnais enchaîne les chantiers, toujours en recherche d’innovations : Paelis a par exemple mis au point la marqueterie de feuilles de bambou. Autre défi : la réalisation du plateau utilisé par le chef Davy Tissot lors du concours culinaire des Bocuse d’or 2020. Les exigences étaient diverses : esthétiques et techniques : il a fallu choisir une colle résistante à la chaleur et répondre à de strictes exigences d’hygiène.
Lucie Le Goff est fraîchement diplômée du lycée des métiers d’art du bois et de l’ameublement de Revel (Haute-Garonne). Comme travail de fin d’études, elle a imaginé et fabriqué un éventail brisé (à différentes pales reliées entre elles par un ruban). Celui-ci est en titane, embelli de paille et de nacre.
Fruit de plus de 500 heures de travail (de conception, d’expérimentations et de fabrication), cet éventail mêle formes végétales et animales comme le faisaient les maîtres de l’art nouveau, dont l’esthétique a inspiré Lucie.
Lucie a traité sa paille de manière très originale, choisissant de la défibrer, c’est-à-dire de séparer les unes des autres les fibres constituant la paille. Elle a ainsi obtenu des fils qu’elle a pu faire onduler sur son éventail. Ces ondulations rappellent celles des bijoux art nouveau dont elle s’est inspirée. L’idée de ces fils de paille lui est venue d’une technique artisanale andine, el enchapado en tamo (« placage de paille »). Lucie vient de concourir pour le prix Avenir Métiers d’art 2023 de l’INMA, qui sera remis en mars prochain.
Bien d’autres artisans travaillent la paille avec grand talent. Cet article ne prétend pas à l’exhaustivité ; il veut seulement témoigner du dynamisme de cette technique. Il y a plus de trente ans, dans le catalogue de son exposition à la bibliothèque Forney, Lison de Caunes écrivait : « L’avenir nous dira si la paille a un avenir ». Nous avons la réponse !
Un grand merci à tous pour m’avoir expliqué votre travail et envoyé des visuels pour l’illustrer. Merci aussi à la galerie Jacques Lacoste, spécialisée dans les arts décoratifs des années 1930-1950.
Visuel annonçant l’article : vases marquetés de paille par Valérie Colas des Francs
Pour en savoir plus, vous pouvez consulter les sites des artisans d'art cités dans l'article ou les suivre sur les réseaux sociaux :
 
Ouvrages consultés pour la rédaction de cet article :
Jacqueline Copper-Royer, La marqueterie de paille, un joli métier, 1954
Lison de Caunes, Catherine Baumgartner, La marqueterie de paille (bilingue français-anglais), éditions Vial, 1993
Lison de Caunes, La marqueterie de paille, catalogue de l’exposition qui s’est tenue à la bibliothèque Forney (Paris) du 5 décembre 1991 au 8 février 1992
Laurence Benaïm, « Jean-Michel Franck, le chercheur de silence », Grasset, 2017
Félix Marcilhac, « André Groult, décorateur-ensemblier du XXe siècle », Les éditions de l’Amateur, 1997