Nadia Petkovic, créatrice de couleurs à Aubusson
Sandrine Zilli
sandrine@histoiredumobilier.com
Il y a très très longtemps, les couleurs n’existaient pas. Presque tout était gris et ce qui n’était pas gris était noir. […]
« Il me semble qu’il manque quelque chose à ce monde », dit un jour un magicien. « On ne peut distinguer quand la pluie cesse de tomber, et quand le soleil se met à briller… ». […] Pour oublier ce monde maussade, il s’amusait à faire des expériences magiques.
C’est ainsi qu’il inventa le bleu et tout fut peint en bleu, mais le bleu finit par attrister tout le monde. Il inventa alors le jaune et tout fut peint en jaune, mais le jaune finit pas éblouir tout le monde. Enfin, il inventa le rouge, qui finit par rendre tout le monde agressif.
Que pouvait-il faire ?
Pendant des jours et des jours, il mélangea et malaxa. Il essaya toutes les formules magiques pour trouver une nouvelle couleur. Mais il ne put faire que du bleu et encore du bleu, du jaune et encore du jaune, du rouge et encore du rouge, jusqu’à ce que les marmites fussent pleines à ras bords.
Les marmites étaient si pleines qu’elles débordèrent. Le bleu, le jaune et le rouge se mélangèrent. […]
Et il mélangea les couleurs de différentes façons.
Il faut les employer toutes un peu à la fois, s’écria le magicien. Les gens prirent toutes les couleurs que le magicien avec créées. Bientôt chacune d’elles trouva sa place et, après un moment, quand le magicien ouvrit sa fenêtre, il regarda et dit :
« C’est merveilleusement réussi et idéal ! » […]
Enfin le monde était bien trop beau pour qu’on ait envie d’y changer quelque chose.
Arnold Lobel, « Le magicien des couleurs », 1971
Faire naître la couleur
Tel est le métier de Nadia Petkovic, teinturière à Aubusson ! Comme le magicien, elle mélange les couleurs pour en créer de nouvelles. Mais, dans la vraie vie, rien n’est magique. La coloriste expérimente, se trompe, recommence et, enfin, obtient ce qu’elle cherchait. Le chemin vers la couleur désirée est aléatoire et n’obéit à aucune recette strictement codifiée. D’ailleurs, qu’est-ce qu’une couleur ? Scientifiquement une onde électromagnétique que notre cerveau nous fait voir en couleur. Pour Nadia, une sensation, une vibration dont elle capte l’énergie lumineuse.

Nadia Petkovic dans son atelier © Creuse Tourisme

Nadia Petkovic dans son atelier © Creuse Tourisme
On parvient à son atelier, situé sur les bords de la Creuse, par une allée plantée de roses trémières : la couleur nous happe dès le seuil. Deux pièces sans prétention, la chaleur moite des bains dans lesquels les fils sont trempés, une odeur puissante – mélange de décoction de plantes tinctoriales, de mordants, d’adjuvants et de graisse de la laine.
Un travail d’accoucheuse
Au moment où Nadia intervient sur un projet, l’œuvre est en gestation. Toute une équipe participe à sa naissance : l’artiste qui a conçu la composition, le peintre cartonnier qui l’a traduite dans le langage de la tapisserie et, bien entendu, les licières qui vont la tisser. C’est un travail d’équipe, chaque acteur doit être à l’écoute des autres parties.

Françoise Pétrovitch, « Hommage à George Sand », détail de l’œuvre originale, lavis d’encre sur papier © Cité de la tapisserie, Aubusson

Font et Romani, diptyque « Til » (détail), tapis façon Savonnerie, laine et lin © Diane Collongues
Le fil de laine est teint en fonction de sa destination. Nadia a conçu la gamme colorée de George, hommage à George Sand, en cours de tissage à la manufacture Robert Four. Long ruban de tapisserie, l’œuvre va se révéler peu à peu à l’œil, contrairement à une tapisserie traditionnelle que le spectateur embrasse d’un seul regard. Il fallait tenir compte de cette particularité, éviter les couleurs trop vive : tous les intervenants en convenaient.
Au contraire, la couleur orange conçue par Nadia pour le duo de licières en tapis Font et Romani était destinée au tissage d’un tapis, où le brin de laine est vu en plein cœur. « Confier nos couleurs à Nadia a été une évidence dès que nous l’avons rencontrée et, sans conteste, la meilleure des décisions dans la construction de notre projet parce qu’elle obtient des résultats d’une qualité exceptionnelle, mais aussi parce qu’elle travaille avec une générosité immense. Élaborer nos couleurs à ses côtés, dans son atelier, fait désormais pleinement partie de notre création. À vrai dire, c’en est le point de départ ! La couleur monte bain après bain et, dirigée par Nadia, elle prend une force, une intensité, une complexité qui alimente notre récit. Au-delà de sa maîtrise technique, Nadia ressent les couleurs, elle nous transmet ainsi ses références, ses sensations et irrigue tout ce qui naîtra par la suite au sein de notre atelier, d’abord sur le papier, puis dans la laine sur notre métier à tisser ».
Bref, une magicienne des couleurs !